C'est une question de perspective!

Comme l'a dit André Sauvé, dans la vie, les gens qui s'ennuient, ils s'ennuient parce qu'ils le veulent. Donc voici une petite histoire qui m'a ouvert les yeux sur l'importance de garder son coeur d'enfant.



Vendredi matin, un gentil pirate a changé ma journée.

Les écouteurs bien enfoncés dans les oreilles, j’ai le regard dans le vide. Je laisse mes yeux flotter un peu partout; des pantalons multicolores d’une dame, aux espadrilles éclatantes de blancheur d’un adolescent profitant déjà à fond de l’été. J’adore observer les gens dans les stations de métro. Tous ses petits univers parallèles se rencontrent l’espace de quelques minutes sans se rendre compte qu’ils croisent le chemin des mêmes individus à chaque matin, sans reconnaître un seul visage. C’est fascinant.

Le métro arrive, pas bondé de monde, mais assez plein pour que plusieurs personnes doivent restées debout. Comme tout le monde, je rentre dans le wagon, me cherche un petit coin où m’appuyer contre le mur, évite à tout prix de toucher le concentrer de morve et de germes qu’est le poteau de métal, monte le volume de mon iPhone pour couvrir le bruit du métro et me prépare à une journée tout ce qu’il y a de plus normale au bureau. Avec le soleil qui se décide enfin à sortir le bout du nez, la perspective de passer la journée dans mon cubicule gris, dans un bureau beige, dans une bâtisse grise, avec vue sur un stationnement et un mur plus gris que gris ne me rend pas folle de joie. Il faut ce qu’il faut, c’est la vie. On va dans son cube gris faire un travail de robot pendant une bonne partie de la semaine et on reçoit un chèque pour profiter du temps qui reste.
Je suis donc dans ma petite bulle, en équilibre sur les portes fermées. J’ai les yeux rivés à mon iPhone, très concentrée à une partie de Solitaire. Je suis tellement attentive aux cartes qui se retournent que je ne remarque même pas le pirate à côté de moi.

Il est grand et assez musclé. Son visage est mince et beau, malgré son œil droit couvert un rond de cuir noir. L’œil qui lui reste est pétillant, il semble sourire de lui-même, indépendamment de sa bouche ou du reste de son visage. Son crâne rasé est couvert d’un foulard noir qui lui pend jusqu’au milieu du dos. Ces pantalons à carreaux noir et blanc sont d’une toile légère et mince, parfaite pour sécher rapidement. Le motif doit être très efficace pour camoufler les cernes laissés par l’eau salée. J’imagine très bien le son du tissu qui claque au vent.

Comment j’ai fait pour ne pas remarquer un pirate avant 6 stations de métro, franchement, ça me dépasse. Je suppose qu’à force de vivre dans la métropole, je me suis habituée à croiser des marginaux. Tout de même, un pirate, c’est fou!

Le wagon ralentit à l’approche de Berri-UQAM, la station où tout le monde descend et tout le monde embarque. D’autres croisements d’univers incognito. Dans ma bulle à moi, j’espère que je serai assez rapide pour avoir un banc pour le reste du trajet qu’il me reste à parcourir. Ma grossesse est encore trop distraite pour se faire remarquer par le reste des passagers, mais je la sens dans mes jambes lourde et mon coeur qui gigote entre mon estomac et mon nombril. Le train s’arrête, le chaos organisé s’installe l’espace de trente secondes. Sept personnes se lèvent, s’accrochent, se poussent un brin pour sortir rapidement du train pendant que treize autres se bousculent pour rentrer dans le wagon et, comme moi, essaient de prendre possession d’un siège.

Pendant cette demi-minute, je vois un espace libre et me dirige vers lui, croisant le pirate. Je regarde vers le sol et ne vois que nos pieds qui font la danse des gens indécis. J’y vais? Tu y vas? À gauche? Non, vous à gauche, allez-y, merci, je passe, non, je vous laisse. Tous ces mots que ces quelques petits pas veulent dire. Si des pieds peuvent parler, ce n’est rien par rapport à ce que les yeux sont capables de dire. Même juste un œil à la fois. Son œil sourit encore plus, sa bouche le suit et le pirate me laisse passer vers le banc. Il me fait un petit signe de la tête qui fait gigoter son foulard entre ses épaules. Un petit signe qui veut dire ``Prends la place, ça me fait plaisir! Passe une belle journée``. Qu’un inconnu me sourit si sincèrement me fait tout drôle. C’est comme si une chaleur se propageait dans mon ventre. Rien de gros, juste un petit plus qui rend la perspective de ma journée au travail moins ennuyante. Je m’assoie donc, lui rend son sourire et retourne mes yeux vers mon jeu de cartes qui s’impatiente.

J’essaie de me concentrer sur mon iPhone, mais je n’y arrive pas. Je repense au sourire gratuit du pirate. Pourquoi je ne fais pas comme lui? Pourquoi je ne distribue pas de joie aux étrangers le matin, dans la boite de sardines qui nous amène tous vers notre cubicule respectif? Si un pirate, un bandit des mers, peut le faire, pourquoi pas moi?

Ma station arrive, je me lève et fait un petit signe au pirate, voulant le saluer et lui souhaiter discrètement une bonne journée. Il me répond d’un hochement de tête et se dirige lui aussi vers la porte. C’est notre station à tous les deux. Au pirate, à la fille pensive et à une horde de travailleurs qui sont simplement heureux de pouvoir porter des jeans le vendredi.

Il marche devant. Je ne cherche pas à l’observer, mais mes yeux le suivent naturellement. La foule marche du même pas vers la gare centrale et passe à côté d’un itinérant sans le voir. Le pirate aussi le dépasse sans le regarder. Puis, il s’arrête, revient sur ses pas et propose une cigarette à l’homme assis sur un journal qui accepte volontiers la cigarette et le sourire. Le pirate salue l’homme et continue son chemin vers la gare.

La distance à parcourir avant ma bâtisse grise me permet de l’observer encore un bref moment. Son œil unique semble voir ce que ceux qui en ont deux ne remarquent pas. Le pirate tient la porte aux gens qui passent sans le remercier, il remercie la femme qui distribue le journal 24H dans l’indifférence totale des travailleurs, il garde un petit sourire sur ses lèvres qu’il s’empresse de partager avec tous ceux qui croisent le regard vif de son œil.

La présence de ce pirate est clairement différente de celle des autres personnes. Pourtant, personne ne le remarque. Outre son œil manquant et son foulard, son attitude dégage quelque chose de remarquable, dans le sens où il est impossible de ne pas le remarquer. Un éléphant rose au milieu de la gare centrale qui passe complètement inaperçu. Sauf pour moi. Moi je le remarque.

Nos chemins se séparent. Je me dirige vers mon cubicule gris, dans mon bureau beige, dans la bâtisse grise, avec  vue sur un stationnement et un mur plus gris que gris. Le pirate se dirige vers la foire alimentaire. Ce n’est pas un pirate. C’est un cuisinier qui a sûrement une infection à l’œil et évite le port de l’horrible filet à cheveux en se rasant le crâne. C’est tout. Un petit travailleur, comme moi, qui s’en va au boulot, probablement comme à tous les jours de la semaine. Pourtant, il est différent de toutes ces autres petites bulles qui se croisent sans se voir dans leur déplacement quotidien. Il est différent parce qu’il est entré en contact avec les gens qu’il a croisé. Avec moi, avec l’itinérant et avec tous les autres chanceux qui ont pris le même chemin que lui.

Je marche vers mon bureau en me disant que moi aussi, je veux être une de ces personnes qui peuvent changer la journée des autres par un simple regard et un sourire sincère. J'ouvre la porte sécurisée avec ma carte magnétique et vais porter mon lunch dans le frigo. Dans la cuisine, je croise un collègue que je ne connais pas beaucoup. Le visage souriant, je le salue et lui souhaite bonne journée, pleine d’un enthousiasme bien intentionné. Un peu surpris, il me répond d’un sourire. Ça y est, la contagion commence. Souhaitons que tout le bureau soit contaminé!
Je me retourne pour me diriger vers mon bureau juste assez lentement pour apercevoir mon collègue secouer la tête, rouler les yeux au ciel et l’entendre soupirer : ``Wow… elle est vraiment bizarre elle…``
La journée va être longue!



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